Irak : les déplacés sunnites restent loin de leurs « berges rocheuses »

mis à jour le Lundi 11 janvier 2021 à 16h32

lemonde.fr | par Hélène Sallon | 09/01/2021

Près de sept ans après la libération de Jurf Al-Sakhr des mains de l’EI, les milices chiites empêchent toujours ses habitants de rentrer

 

REPORTAGE
BAGDAD, AMRIYAT AL-FALLOUIA - envoyée spéciale

L'humiliation se lit sur le visage d’Hamed Mahmoud. «Bienvenue sur les “berges de la faim" [‘‘Jurf Al-Djoue”] », clame le sunnite de 54 ans, gêné de recevoir dans une simple baraque en parpaing d’un camp improvisé au milieu du désert de lAnbar, dans l’ouest de l’Irak. La plaisanterie masque mal la détresse dans laquelle est plongé l’ancien officier de Saddam Hussein, depuis qu'il a dû abandonner son domaine agricole et les terres fertiles qui l’ont vu grandir à Jurf Al-Sakhr (« les berges rocheuses »), à 80 kilomètres en aval sur l’Euphrate.

C’était en juin 2014. Les 85 000 membres de la tribu des. Janabi ont fui la ville lors de l’as saut final des factions armées chiites contre les combattants de l'organisation Etat islamique (El). Sept ans plus tard, et alors que la «victoire totale» contre l’EI a été proclamée fin 2017, ils sont toujours dispersés entre l’Anbar, Lati- fiyah et le Kurdistan irakien. Déclarée «zone interdite d'accès», leùr localité - située stratégiquement entre Bagdad et la ville sainte chiite de Kerbala - est occupée par les Brigades du Hezbollah («Kataeb Hezbollah», une milice chiite pro-iranienne);

Alors que le gouvernement affiche son intention de faire rentrer, d’ici à mi-2021, les derniers déplacés de la guerre (1,3 million, selon l’Organisation internationale pour les migrations), aucune solution ne se dessine pour les habitants de Jurf Al-Sakhr. Les milices chiites ne montrent aucune intention d’évacuer la localité, qu’elles ont renommée «JurfAl-Nasr» (« les berges de la victoire»). «La zone a été détruite par les opérations militaires. (...) Quand on aura reconstruit, ôn verra», dit Mohamed Mohie, le porte-parole des Brigades du Hezbollah, qui y ont, selon les experts, installé des camps militaires et des prisons secrètes. 1

« Personne ne peut y entrer: même l'ancien ministre de l’intérieur Qassem AI-Araji avait été arrêté aux portes de la ville en 2018! Je mets au défi le premier ministre. Mustafa Al-Kadhimi, de s’y rendre », dit un proche du cheikh Ad- nane Al-Janabi, le chef de la tribu, requérant l’anonymat par crainte de représailles. Toutes les tentati- ves de médiation menées par le cheikh Janabi et les responsables politiques sunnites ont échoué.

« Depuis la libération de la ville, on discute avec lé gouvernement, avec les partis politiques [chiites]. On avait même conditionné la for- mation du gouvernement à la réso- lution de ce problème. Ils louvoient car la décision n’est pas entre leurs' mains mais entre les mains de l'Iran », s’insurge le député sun- nite de Bagdad Ahmad Al-Masari.

Quotidien de misère

« Le cheikh Adnane est allé au Liban rencontrer [le secrétaire général du Hezbollah] Hassan Nasrallah, et en Iran aussi », poursuit-il. « Il a même rencontré le Guide suprême, Ali Khamenei. Il n’a obtenu que des promesses, précise Fayçal Al-Eissaoui, le député sunnite dAmriyat Al-Fallouja, ville qui accueille la plupart des déplacés de Jurf Al- Sakhr. Fin 2019, on est allés en délégation parlementaire en Iran. On a vu le président. Hassan Rohani, le ministre des affaires étrangères et le conseillera la sécurité nationale. Ils nous ont dit n’avoir aucun lien avec cette question... »

Après avoir épuisé tous les recours, le cheikh Janabi est revenu voir Hamed Mahmoud et les membres de sa tribu à Amriyat Al- Fallouja. «Il nous a dit que le dossier était compliqué et nous a invités à la patience», indique l’ancien officier. Ce dernier craint de n’avoir pas lé luxe d’attendre. «Le propriétaire nous a prêté le terrain gracieusement, à nous et à 300 autres familles, mais il vient de mourir. Son fils n’a rien dit, mais on peut lire sur son visage qu'il ne va pas nous autoriser à y rester éternellement», dit-il avec regret. Lui, sa femme et leurs huit enfants, âgés de 14à 30 ans, vivent déjà chichement sur sa retraite d’officier. Deux de ses adolescents sont au lycée de la ville, une de ses filles a obtenu son diplôme d'infirmière.

« Dieu prend soin de nous. On a un peu d’aide des ONG. Je suis vieux et ce n'est pas convenable pour moi défaire n’importe quel travail », poursuit Hamed Mahmoud, soucieux des convenances au sein de là tribu. « De toute manière, il n’y a pas de travail, rétorque son gendre, Taleb Al-Janabi, 26 ans et père de deux enfants. J’ai une échoppe. Le propriétaire veut maintenant que je lui paie 1000 dollars par an,« mais je n'ai pas cette somme »

Même les plus chanceux qui, comme Raed Saadoun Rachid, ont trouvé un travail, ne racontent pas autre chose qu’un quotidien de misère. A 48 ans, il vit dans une maison de parpaing et des tentes avec sa femme et ses cinq enfants, sur une berge de l'Euphrate, à côté de là ferme piscicole qui l’emploie. «Je suis payé 200 dollars par mois, ça devrait être 800 dollars pour ce travail. Autant vous dire que personne ne peutsubveniraux besoins d’unefamille avec un tel salaire. On n’a pas d'aides; on mange moins, c’est tout, et les enfants vont à l’école publique. Dieu pourvoit à nos besoins », dit le pêcheur.

Leur seul soulagement est d’avoir échappé aux camps de déplacés. « Au camp dAmriyat Al-Fallouja, il ne reste que des familles très pauvres et des veuves, ou les familles qui étaient liées à l’EI », précise Hamed Mahmoud. Ils sont, de toute manière, voués à disparaître. Depuis ta mi-novembre 2020, plus d’une dizaine de camps ont été fermés par le ministère des migrations, qui dit mettre en œuvre « un plan de retour volontaire». De nombreux déplacés ont toutefois été laissés sans solution de retour chez eux.

« J'ai deux frères qui ont dû quitter le camp d'Habaniyé et s’installer dans des tentes, juste en face. Ils ne reçoivent plus d'aides. Mon frère est fatigué, il estcoincé là-bas », déplore Ismaïl Ha moud Mizhar. Cet ancien agriculteur de Jurf Al-Sakhr de 50 ans, père de douze enfants, craint que celui d’Amriyat Al-Fallouja ferme à son tour. Il accueille encore 953.familles, dont 50 de sa localité, contre 44000 au plus fort de la guerre. « Ce n'est pas notre choix de rester là, les conditions sont difficiles... Si J'avais de l'argent, je pourrais louer une maison, mais on n'a jamais reçu de compensation et il n'y a pas de travail hors du camp », se plaint-il.

Fayçal Al-Eissaoui souhaiterait lui aussi offrir autre chose que des camps aux déplacés. « La marginalisation dans les camps en fait des écoles pour futurs terroristes. On aurait espéré davantage d'efforts des autorités pour régler ces situations à la libération», ajoute le député. Le cas des habitants de Jurf Al-Sakhr est le plus complexe, à ses yeux. Les responsables sunnites excluent toute relocalisation. « Le cheikh Adnane dispose d’un terrain immense ailleurs, mais il ne veut pas que les gens de Jurf Al- Sakhr soient déracinés de leurs termes », admet son proche parent.

« Nous, les responsables sunnites, nous n’accepterons jamais cela car c’est une région d'une importance stratégique et riche, rien ne pourra la remplacer. Le gouvernement doit forcer les milices à évacuer la zone », martèle le député Ahmad Al-Masari. Désabusés, les habitants sont, eux, moins inflexibles. « Oui, c’est une injustice, on vit à Jurf Al-Sakhr depuis cinq cents ans, dit M. Rachid, le pêcheur. Si on avait un vrai gouvernement, sans milices, on pourrait y retourner. Mais les gens sont si fatigués, si pauvres. Le gouvernement doit nous offrir des compensations ou des terres pour relocaliser la tribu ailleurs. »