Le sacrifice des Kurdes pour la « résurrection » de l’OTAN

mis à jour le Mardi 5 juillet 2022 à 16h54

Revue des Deux Mondes | Valérie Toranian | 4 Juillet 2022

Le sacrifice des Kurdes de Syrie, en lutte contre l’État islamique depuis 2012, sera donc le prix à payer pour que la Turquie lève son veto à l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN. Car ne nous y trompons pas, obtenir l’extradition de réfugiés kurdes et la levée de l’embargo sur la vente d’armes à la Turquie est une victoire politique. Mais l’objectif à peine voilé de cet accord est surtout de monnayer le silence de l’Occident lorsqu’aura lieu la prochaine offensive contre les Kurdes de Syrie. Une opération qu’Erdogan lancera probablement dans les semaines qui viennent. Le Conseil de sécurité turc a déclaré le 26 mai que « Les opérations existantes et nouvelles à mener visent à débarrasser nos frontières sud de la menace terroriste. » On ne peut pas être plus clair.


« Face au péril russe, l’OTAN, qui se veut le phare de l’Occident libre et démocratique, est en train de se coucher devant un autocrate champion de la violation des droits de l’homme. »

Rappelons que ces « terroristes » sont ceux et celles qui ont été la pointe avancée du combat contre l’État islamique en Irak et en Syrie, à partir de 2012 et surtout 2014. A l’époque, ils étaient les héros qui faisaient le sale boulot pour nous et nous ne cessions de célébrer leur courage.  À l’époque, la Turquie, elle, soutenait ouvertement Daech. Après Charlie et le Bataclan, la priorité était de mettre fin au terrorisme djihadiste. Les Kurdes de Syrie (YPG), originellement proches des Kurdes de Turquie (PKK) en lutte contre l’État turc depuis des décennies pour la reconnaissance de leurs droits, ont payé un lourd tribut à la guerre contre l’État islamique. Et ils continuent. Les Kurdes détiennent aujourd’hui le plus grand nombre de prisonniers djihadistes, dont plusieurs Français partis combattre sous le drapeau noir de Daech.

Mais les priorités ont changé. Face au péril russe, l’OTAN, qui se veut le phare de l’Occident libre et démocratique, est en train de se coucher devant un autocrate champion de la violation des droits de l’homme. Et dont l’attitude envers Poutine est tout sauf claire. Erdogan vend des drones Bayraktar à l’Ukraine tout en refusant de voter les sanctions contre la Russie à laquelle il a acheté des systèmes de défense aériens. Depuis le conflit en Ukraine, Ankara avance ses pions, se pose en intermédiaire, engrange des victoires diplomatiques. Par sa présence en mer Noire, la Turquie détient la clé d’un accord permettant l’exportation du blé ukrainien vers le reste du monde. Les Turcs se veulent faiseurs de paix et tiennent à monnayer leur position stratégique. Et ils espèrent profiter du chaos ukrainien pour « régler » quelques problèmes qui leur tiennent à cœur. Les faiseurs de paix préparent la guerre. Avec les Kurdes, tout d’abord. Mais pourquoi pas aussi les Grecs, qu’Erdogan menace en mer Égée. Sans parler de la question des Arméniens du Karabakh. La Turquie est alliée de l’Azerbaïdjan qui a pris possession de la majorité du territoire arménien du Karabakh depuis la guerre de 2020. Mais elle ne souhaite pas en rester là. Bakou viole les cessez-le-feu et menace de venir attaquer le sud de l’Arménie.

L’accord signé par la Suède et la Finlande a été jugé très satisfaisant pour Recep Tayip Erdogan. La Première ministre suédoise, Magdalena Andersson a promis de traiter « de manière approfondie » les demandes d’extradition de personnes soupçonnées de terrorisme par Ankara, « en tenant compte des informations, des preuves et des renseignements fournis par la Turquie ». Mais quel crédit peut-on accorder aux informations d’un pays pour qui tout gêneur est accusé de collusion avec le terrorisme ? En Turquie, des milliers d’opposants, journalistes, juges, enseignants, sont poursuivis par la justice. Les maires kurdes élus dans l’est de la Turquie sont destitués. Le simple fait de parler du génocide arménien est considéré comme une atteinte à la sûreté de l’État. À quelle preuve se fier quand la sociologue turque Pinar Selek, connue pour ses travaux sur les minorités, vient d’écoper d’une peine de réclusion à vie pour « participation à un attentat terroriste » fictif… Sans parler du philanthrope Osman Kavala, condamné à perpétuité au terme, lui aussi, d’une parodie de procès.

« (Pour Erdogan) Le conflit ukrainien peut devenir l’occasion inespérée de faire taire durablement les Kurdes de Syrie. Poutine serait le seul à pouvoir stopper Erdogan. Mais est-il en position de fixer les règles du jeu comme il l’était il y a quelques mois ? »

Depuis son adhésion à l’OTAN en 1952, la Turquie n’a cessé de jouer très habilement de sa position stratégique sur le flanc oriental de l’OTAN, face à l’Union soviétique, pour obtenir le silence sur un certain nombre de ses crimes. L’invasion de Chypre en juillet 1974 s’est soldée par l’annexion de 38% du territoire de l’île méditerranéenne. En toute impunité. Le système de chantage a perduré après la chute de l’Union soviétique et très nettement depuis l’arrivée d’Erdogan qui ne cesse de souffler le chaud et le froid.

L’achat des systèmes antiaériens S-400 à la Russie en 2017, livrés en 2019, était une véritable provocation de la part d’un membre de l’OTAN. Aujourd’hui, le président américain a besoin de l’engagement de la Turquie au sein de l’OTAN contre Poutine. Ankara fait donc monter les enchères et demande aux États-Unis de lui vendre des avions de combat F-16. Joe Biden, qui a besoin du Congrès pour entériner une telle vente, promet qu’il va « tout faire » pour convaincre la Chambre des représentants. Pas certain qu’il y parvienne. S’il n’obtient pas ses F-16, Erdogan peut du moins obtenir que les Américains, derniers alliés des Kurdes dans le nord de la Syrie, regardent ailleurs lorsqu’Erdogan lancera ses troupes et surtout ses avions contre les combattants kurdes.

Si jamais Erdogan mettait ses menaces à exécution, il est à craindre que les Kurdes voient disparaître non seulement leurs forces vives, mais aussi le symbole que représentait leur région autonome du Rojava. Fondée sur des principes multi-ethniques, laïcs, féministes, et même écologiques, elle accueille en son sein des Kurdes, des Arabes, des Yézidis, des Syriaques, des chrétiens, des musulmans, des athées… De quoi faire frémir à la fois les islamistes et les autocrates de la région, Erdogan en tête. Le conflit ukrainien peut devenir l’occasion inespérée de faire taire durablement les Kurdes de Syrie. Poutine serait le seul à pouvoir stopper Erdogan. Mais est-il en position de fixer les règles du jeu comme il l’était il y a quelques mois ?

Cette victoire militaire contre les Kurdes serait du pain béni pour le président turc. Sa popularité est au plus bas à cause de sa gestion économique et monétaire désastreuse. L’inflation atteignait 73 % en mai. La crise a mis des milliers de Turcs dans la rue pour protester contre la vie chère. À quelques mois de la célébration du centenaire de la république de Turquie en 2023, agiter le chiffon rouge de la lutte contre les « terroristes kurdes » est une bonne vieille recette nationaliste, jusqu’à présent payante.

Pour ne pas se coucher devant Poutine, l’OTAN « ressuscitée » se couche devant Erdogan. Le prix de cette résurrection est le sacrifice de nos alliés kurdes. Et c’est un déshonneur.