Comment Erdogan traque ses opposants jusqu’à Paris

mis à jour le Jeudi 30 septembre 2021 à 18h43

lepoint.fr | par PAR LAURE MARCHAND | 23/09/2021

Révélations. Des agents turcs mènent des opérations en toute impunité au cœur de l’Europe. En Belgique, une tentative d’assassinat a été déjouée ; en France, l’enquête sur le meurtre de trois opposantes, en 2013, reste mystérieusement bloquée.

Il faut montrer patte blanche pour être autorisé à franchir les deux portes sécurisées de l’immeuble de la rue Jean-Stas, à Bruxelles. Derrière la façade en pierres grises se dresse un petit bout du monde kurde. La bâtisse abrite le Congrès du peuple du Kurdistan (Kongra-Gel), organisation politique liée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Son président, Zübeyir Aydar, n’en sort que rarement. Il se sait en danger, tout comme son bras droit, Remzi Kartal. «Les Turcs n’arrêtent pas de chercher une occasion de nous tuer, soupire Aydar, calé dans un gros fauteuil en cuir du salon. En 2013, quand nos trois amies ont été assassinées a Paris, nous étions déjà sur leur liste, mais ils n’avaient pas réussi à nous atteindre. »

Réfugiés politiques, Kartal, ancien dentiste et député en Turquie, et Aydar, avocat âgé de 60 ans, sont sur la liste rouge du ministère de l’intérieur turc, celle des « terroristes » les plus recherchés. Une ré- compense de 10 millions de livres turques (1 million d’euros) est promise à qui- conque permettra leur capture. Rompu aux menaces, Aydar prend celles qui lui parviennent en 2017 au sérieux et prévient la police. Il a été alerté d’un plan qui viserait à les assassiner, lui et Kartal. Haci Akkulak, un ouvrier du bâtiment kurde vivant en Belgique, aurait été approché pour collecter des informations sur eux et les éliminer. Plusieurs scénarios, parfois rocambolesques, auraient été passés en revue pour y parvenir : on aurait envisagé d’empoisonner l’eau du samovar qui se trouve dans la cuisine du Kongra-Gel ou de mener une attaque à la kalachnikov dans le bâtiment ; le tueur devait être exfiltré en Turquie par bateau.

L’enquête belge, à laquelle nous avons eu accès, offre une plongée inédite au sein des activités clandestines que le régime turc mène en Europe. Des cellules reliées à l’Organisation nationale du renseignement (MIT), les services secrets turcs, traquent les opposants du président Recep Tayyip Erdogan en Allemagne, en Autriche, en Belgique, en France... Ces groupes déclinent et adaptent au terrain européen la guerre totale menée contre le PKK en Turquie, dans le nord de la Syrie et dans les montagnes irakiennes.

Dans l’affaire belge, quatre prévenus sont accusés de faire partie d’une association de malfaiteurs et d’avoir rejoint ou dirigé une organisation terroriste. Jugés à partir du 1er octobre devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, ils encourent des peines pouvant aller jusqu’à quinze ans de prison. Sur le banc des accusés, à côté d’Haci Akkulak, l’ouvrier kurde, doit comparaître son employeur, Necati Demirogullari. Cet entrepreneur, établi à Gand et sympathisant du mouvement islamiste Milli Görus (Vision nationale), a mis en contact Akkulak avec son beau-frère, Yakup Koç, alias «le Colonel». L’épouse de Demirogullari dit que son frère «chasse les Kurdes». De 2002 à 2007, celui-ci était chargé de la sécurité au consulat de Turquie, à Boulogne-Billancourt. Il vit désormais en Turquie et circule entre la France et la  la Belgique. À des policiers belges qui l’ont contrôlé dans le cadre d’une opération de surveillance, il a montré une carte de police turque expirée. Le document attestait qu’il était affecté à la section antiterroriste, c’est-à-dire à la lutte contre le PKK. Après le coup d’Etat raté contre Erdogan en juillet 2or6, il aurait été appelé pour «travailler au Palais». Dans une audition menée par la police fédérale belge, Demirogullari a déclaré que Yakup Koç aurait promis jusqu’à 50 000 euros à Akkulak pour des «informations sur le PKK». Koç aurait également demandé à Akkulak s’il était capable de «travailler avec des armes» pour assassiner les deux responsables kurdes. Le Colonel apparaît comme le chef du réseau.

« Petit Oiseau ». «Si l’exécutant chargé de la sale besogne se trouvait en Belgique, l’enquête a très vite montré que l’initiative du complot venait de France», déclare Jan Fer- mon, avocat d’Aydar et Kartal. Le quatrième suspect, Zekeriya Çelikbilek, est un électricien franco-turc au chômage qui, à l’époque des faits, habitait à Reims. C’est lui qui supervise Akkulak. Dans une conversation téléphonique enregistrée par la police belge, la recrue s’inquiète des modalités de son exfiltration une fois le « massacre» accompli. À la vue des éléments s’accumulant dans le dossier, le juge d’instruction belge, Patrick De Cos- ter, avait adressé à la France, en 202 7, une demande urgente d’entraide européenne pour « un attentat potentiellement imminent contre des politiciens kurdes de premier plan». L’enquête préliminaire conduite par la Sdat (sous-direction antiterroriste de la police) pour la Belgique a dévoilé un second groupe de Turcs de la région parisienne qui gravite autour de Çelikbilek. L’un est un cousin de Yakup Koç, un autre, coutumier des bagarres violentes, perçoit le RSA, un troisième est entrepreneur dans le bâtiment... Mais leurs activités menées dans l’ombre font apparaître un réseau clandestin au service de la Turquie.

Ces individus échangent avec une grande prudence au téléphone. Ils sont formés au codage des informations. Certains espionnent les opposants turcs sur le sol français ou se livrent à des activités en Belgique pour « l’Etat ». Ils communiquent avec un numéro turc, qui est « susceptible d’être utilisé par Yakup Koç selon des renseignements fournis par la DGSI», précise une synthèse de la Sdat. « Cette in- formation méfait dire que les services français avaient un œil sur Koç», commente Jan Fermon. Additionnés, les faits et gestes de Çelikbilek et ses comparses montrent « des liens avérés avec le sommet de l’appareil sécuritaire à Ankara » ajoute-t-il Contacté par Le Point, Çelikbilek n'a pas répondu à nos sollicitations.

Le 5 janvier 2018, le président Erdogan est en visite officielle à Paris. Hakan Fidan, chef du MIT et fidèle parmi les fidèles, ne le quitte pas. Dérouler le tapis rouge pour le dirigeant turc, alors très isolé sur la scène internationale, et à quelques jours du cinquième anniversaire de l’assassinat des trois militantes kurdes en 2023 près de la gare du Nord, est un cadeau inespéré. Leur mort n'est toujours pas élucidée, et de forts soupçons pèsent sur l’implication du MIT. Lors de la conférence de presse commune, à l’Élysée, avec son homologue turc, Emmanuel Macron ne prononce pas un mot sur cette affaire mais assure prendre «les mesures nécessaires sur notre sol pour lutter contre le PKK, que nous considérons comme une organisation terroriste ». Le lendemain, une manifestation est prévue à Paris pour réclamer justice. Erdogan fustige la présence de «terroristes» dans les rues de la capitale. En coulisses de sa visite, le Reis a averti Paris du lancement imminent de son opération militaire « Rameau d’olivier » à Afrin. L’enclave kurde de Syrie est alors administrée par les alliés kurdes de la France qui ont combattu Daech. En quelques heures, à Paris, Erdogan s’est livré à un coup de maître. Il a fait la démonstration que sa guerre contre les Kurdes était totale et s’affranchissait de toute autorisation.

Pour la venue de leur président, Çelikbilek et ses comparses sont sur le pont. Certains vont l’accueillir à l’aéroport avec des drapeaux turcs. D’autres sont invités à l’ambassade de Turquie. Sur une photo trouvée dans le téléphone de Çelikbilek, l’un d’eux, un colosse de 2,03 m et 130 kilos, surnommé «Petit Oiseau», se tient à côté d’un homme à la barbe blanche finement taillée devant l’Arc de triomphe. Durant sa garde à vue, en 2018, Çelikbilek répond nonchalamment qu’il ignore son identité. Le vieil homme s’appelle Adnan Tanriverdi. Cet ancien général est le conseiller militaire de l’ombre d’Erdogan. Il a fondé Sadat, une société militaire privée dirigée par d’anciens officiers islamistes de l’armée turque, à qui le MIT sous-traite ses activités. En Syrie, en Libye, en Azerbaïdjan, l’entreprise encadre et arme des mercenaires. Interrogé en 2020 sur le déploiement de Sadat en Libye, Tanriverdi répondait : « La Turquie a, absolument besoin d’une compagnie de sécurité privée. Les Etats-Unis ont Black- water et la Russie a Wagner, nous avons Sadat. » Sur son site Internet, le groupe militaire propose notamment une formation «aux techniques de guerre non conventionnelle».

 

 

Au programme : «sabotage», «enlèvement»... Çelikbilek dit également ne pas savoir qui est le grand gaillard en manteau gris à côté de qui il apparaît sur une photo prise sur les Champs-Elysées. C’est « un monsieur » à qui il a fait visiter Paris pendant la visite présidentielle. Quand il ne s’adonne pas aux joies du tourisme dans la capitale française, « monsieur» Seyit Sertçelik, ancien député de l’AKP proche des ultranationalistes Loups gris, est conseiller d’Erdogan pour la sécurité et la politique étrangère. Il parade à Afrin, désormais sous la coupe de Sadat et de ses milices islamistes proturques.

Parmi les photos extraites du téléphone de Çelikbilek, on en trouve aussi une de Yakup Koç, le Colonel, au côté de Seyit Sertçelik dans un bureau officiel. Pendant sa garde à vue, il lui est demandé si Sertçelik travaille pour le MIT. «Dans un ministère ou un truc comme ça, botte en touche Çelikbilek. Il m’avait promis de m’accueillir à Ankara et de me montrer à son tour la ville.» L’électricien

sans emploi a été autorisé à pénétrer dans l’enceinte du palais du Sultan : sur un cliché, il pose fièrement devant le complexe présidentiel aux 1200 pièces. «Nous sommes persuadés qu’il y a un lien très fort entre ce réseau et l’assassinat de nos trois amies à Paris», affirme Zübeyir Aydar. Le 9 janvier 2013, Sakine Cansiz, une des fondatrices du PKK, Fidan Dogan, chargée du lobbying politique en Europe, et Leyla Saylemez, une cadre de 24 ans, ont été tuées de plusieurs balles dans la tête dans un appartement du 10e arrondissement parisien. Le tireur présumé, Ömer Güney, est mort d’une tumeur au cerveau en 2016, quelques semaines avant son procès. L’enquête française et des révélations dans les médias turcs avaient montré les nombreuses connections entre le suspect et le MIT. Dans un enregistrement sonore antérieur à la mort des trois militantes, Ömer Güney détaillait à deux individus, qui apparaissaient comme ses supérieurs hiérarchiques, ses plans pour liquider quatre personnalités kurdes réfugiées en Europe. Parmi ses cibles se trouvait déjà Remzi Kartal, ciblé dans le complot belge en 2017. «Il ne faudra pas le louper», avait alors commenté l’un des interlocuteurs.

Zekeriya Çelikbilek pourrait peut- être apporter un nouvel éclairage sur le triple meurtre du 147, rue La Fayette. Selon les auditions de l’enquête belge, il s’est vanté d’y avoir joué un rôle et a désigné Ismail Hakki Musa, ambassadeur de Turquie en France jusqu’en mars 2021, comme « responsable de la coordination » du projet contre Aydar et Kartal. Mais, protégé par l’immunité diplomatique, ce dernier n’a pas été entendu par la justice française. Lorsque les trois militantes kurdes ont été assassinées, le diplomate était alors le numéro 2 du MIT, chargé des opérations extérieures. Çelikbilek n’a pas non plus encore été convoqué par le juge d’instruction français qui a repris l’affaire. Et pour cause.

À la demande des parties civiles, une nouvelle information judiciaire a été ouverte en France en 2019. Dans ce dossier aux ramifications internationales, chaque information peut constituer une pièce du puzzle. Or ce n’est que depuis cet été que l’enquête française menée fin 2017 et début 2018 pour le compte de la Belgique a été transmise au juge d’instruction par le parquet antiterroriste.

Notes caviardées. Jusqu’alors, il n’avait pas reçu toute la procédure. Manquaient notamment les auditions par la Sdat de Zekeriya Çelikbilek et d’Adnan Tanriverdi. Ce dernier, à qui on demandait s’il était déjà arrivé à Çelikbilek de se livrer à des affaires illicites, rétorquait : « Vous devez le savoir mieux que moi, il travaillait pour vous avant. » En plus des services turcs, Çelikbilek, qui se savait surveillé par la police française, travail- lait-il aussi pour un service français ? « Ces éléments permettent de comprendre l’étendue de ce réseau criminel en France et en Europe, réseau qui a peut-être des liens avec les services français, fulmine Antoine Comte, avocat des familles des victimes. Et il a fallu tout ce temps pour que le juge les reçoive ? Une fois de plus, on peut se demander si, au nom de la raison d’État, les gouvernements successifs français ne mettent pas la main sur le frein dès qu’il s’agit de l’élucidation de l’assassinat de ces trois femmes. »

Depuis le massacre de la rue La Fayette, les services de renseignements hexagonaux ne montrent pas beaucoup d’empressement à collaborer avec la justice française. La première juge d’instruction, Jeanne Duyé, avait demandé la déclassification des informations « protégées au titre du secret de la défense nationale» susceptibles, entre autres, de «mieux cerner» les relations d’Ömer Güney avec le MIT. Les mois passant et la santé du suspect se dégradant rapidement, la juge avait dû réitérer sa requête. La DGSE avait fini par transmettre quelques éléments insignifiants. La DGSI avait communiqué 39 notes tellement caviardées qu’elles étaient inexploitables. Quelles informations étaient dissimulées sous les traits noirs opaques de ce secret d’État? Une note sur Sakine Cansiz, rédigée deux jours avant sa mort, était illisible. À son tour, le nouveau magistrat, Régis Pierre, a procédé à une demande de déclassification en juillet 2020. N’obtenant pas de réponse, il a également dû adresser une relance au printemps. Ce n’est qu’au mois de juin que la Commission du secret de la défense nationale a rendu son avis. Des notes de la DGSI datant de 2016 à 2021, qui n’apportent rien de neuf, sont partiellement déclassifiées. Mais, concernant les notes caviardées transmises lors de la première instruction, la Commission a refusé de procéder à un réexamen, au motif qu’il n’y avait pas d’«élément nouveau». Ce qui signifie que le secret défense est maintenu. « Presque neuf ans après les faits, j’y vois la preuve que les autorités ont vraiment quelque chose à cacher, affirme Antoine Comte. Et comment peut-on dire qu’il n’y a rien de nouveau alors que l’enquête cible désormais explicitement l’implication du MIT?» Des informations potentiellement essentielles pour élucider le crime demeurent inaccessibles.

Agit Polat, porte-parole du Conseil démocratique turc en France - chargé des relations publiques du PKK -, ne se fait guère d’illusions : « Si la France n’avait pas un intérêt politique dans cette affaire, il y a bien longtemps que le secret défense serait levé. » La Turquie est incontournable pour la France : elle gère les migrants, collabore à la lutte contre les djihadistes français... Le sénateur Rémi Féraud a adressé ces six derniers mois deux questions aux ministères des Affaires étrangères et de l’intérieur sur les avancées de l’enquête. « Erdogan nous teste en permanence, à Afrin, en Libye, au Karabagh ou dans cette affaire, déclare-t-il. Accepter du terrorisme d’un Etat étranger sur son territoire, c’est prendre le risque que cela recommence.» Les plans échafaudés par Çelikbilek et ses comparses depuis la France lui donneraient raison...