Iran : la contestation fauchée dans son élan

mis à jour le Mercredi 20 novembre 2019 à 18h00

Liberation.fr | Pierre Alonso

L’annonce d’une forte hausse des prix de l’essence a provoqué, vendredi, un mouvement de colère dans tout le pays. La réaction du pouvoir ne s’est pas fait attendre : arrestations, policiers tirant à balles réelles et accès à Internet coupé dès samedi. Selon Amnesty, plus d’une centaine de manifestants ont été tués.

Le président iranien avait enfin une bonne nouvelle. Alors que l’embargo américain asphyxiait l’économie du pays et asséchait ses exportations pétrolières, Hassan Rohani annonçait tout sourire la découverte d’un immense gisement d’or noir dans l’Ouest. «53 milliards de barils», lançait le chef du gouvernement à la foule réunie devant lui à Yazd, dans le centre du pays. «Un petit cadeau du gouvernement au peuple d’Iran», glissait-il, bonhomme. A la «pression maximale» des Etats-Unis, l’Iran aurait bien les moyens d’opposer une «résistance maximale». C’était le 11 novembre, il y a un siècle.

Vendredi, le gouvernement a annoncé une baisse des subventions accordées à l’essence, entraînant un vaste mouvement de protestation, violemment réprimé dans un inquiétant huis clos. Mercredi, les autorités assuraient avoir rétabli l’ordre et lançaient leurs soutiens - des manifestants loyalistes - dans les rues d’Arak (au sud-ouest de la capitale), Ardabil (au nord-ouest), ou encore Gorgan (nord-est). Retour sur une brusque colère.

La décision a été prise de façon apparemment soudaine. Le 15 novembre, la Compagnie nationale iranienne de distribution des produits pétroliers (NIOPDC) indique que le tarif du carburant va augmenter : 50 % pour les 60 premiers litres mensuels, 300 % au-delà. La hausse est brutale, mais le prix à la pompe était jusqu’ici particulièrement bas, moins de 8 centimes d’euros le litre, soit l’un des moins chers du monde. Seuls deux autres pays producteurs de pétrole, le Venezuela et le Soudan, proposent un tarif inférieur. Le gouvernement sait que sa décision ne sera pas populaire, surtout à quelques mois des élections législatives, prévues pour février. L’exécutif joue gros : le principal acquis de Hassan Rohani, élu en 2013 et réélu en 2017, fut la conclusion d’un accord sur le nucléaire en 2015. Or, les Etats-Unis ont cessé de le respecter en 2018 et ont réimposé des sanctions qui frappent durement le pays et sa population. Fin 2017 et début 2018, l’Etat tout entier a été ébranlé par de violentes manifestations, sur fond de mécontentement économique. Et ces derniers temps, les révoltes fleurissent dans la région, notamment chez le voisin irakien.

Les autorités défendent la hausse du prix du carburant en insistant sur deux aspects. Les revenus issus de cette réforme iront directement aux plus défavorisés sous la forme de versements, jure Hassan Rohani qui parle de 75 % de la population en difficulté (soit quelque 60 millions d’habitants). «Pas un rial n’ira au Trésor (public)», promet-il.

Le pouvoir uni face à l’adversité

Autre argument : l’augmentation du prix à la pompe permettra d’enrayer la contrebande vers les pays frontaliers, où l’essence est plus chère. Entre 10 et 20 millions de litres seraient exportés clandestinement au Pakistan tous les jours. Le chercheur Ali Fathollah-Nejad nuance : «La contrebande à grande échelle (par exemple par des entités proches des Gardiens de la révolution) demeure lucrative, car les prix de l’essence en Irak et en Afghanistan sont deux fois plus élevés qu’en Iran. La chute de la consommation d’essence en Iran permettra aussi à Téhéran d’exporter plus vers les Etats voisins en échange de devises, dont le pays a tant besoin», écrit-il dans un article paru mardi sur le site de la Brookings Institution.

Les Iraniens ne s’y trompent pas. Des manifestations sont signalées dès samedi. Dans la capitale, elles prennent la forme d’automobilistes arrêtant leur véhicule sur les autoroutes pour les bloquer. Pas encore une insurrection. Dans les hautes sphères, ça tangue. Deux grands ayatollahs disent tout le mal qu’ils pensent de cette réforme. Des parlementaires demandent à l’exécutif de faire machine arrière, et déposent même une proposition de loi dans ce sens. Les élus ont manifestement découvert la réforme en même temps que la population. C’est un comité ad hoc, mis en place pour piloter la réponse aux sanctions, qui l’a décidée : le Haut Conseil de coordination économique qui comprend le président de la République, le président du Parlement et le chef de l’autorité judiciaire. Les trois branches du pouvoir unies face à l’adversité. Dès dimanche, donc très vite, le Guide suprême, plus haute autorité du régime, s’exprime publiquement. Il donne raison aux artisans de la réforme, et menace les manifestants. La nasse se referme sur eux. Plus personne ne les entend, ni à l’étranger ni dans le pays. A partir de samedi en fin de journée, l’Iran n’a presque plus accès à Internet. Les communications sont coupées sur ordre du Conseil suprême de sécurité nationale. Une répression silencieuse s’abat sur le pays.

Des manifestations sont rapportées un peu partout, dans les grandes villes comme dans les plus petites. Elles sont parfois violentes. Des photos de l’AFP montrent des banques, des bureaux de poste et des stations-service incendiés. Des édifices religieux auraient également été attaqués. Les habitants des zones déshéritées semblent les plus virulents, alors même que le gouvernement leur annonçait des lendemains meilleurs grâce à cette réforme. Signe «de la profonde défiance populaire envers les promesses du régime», note Ali Fathollah-Nejad.

Des snipers visent les manifestants

Selon une source jointe par Libération, un officiel s’est vanté en début de semaine devant des témoins à Téhéran : 5 000 personnes auraient été arrêtées, 200 seraient mortes et 4 000 blessées. Mais le bilan officiel est ridiculement bas, moins d’une dizaine de victimes, dont trois membres des forces de l’ordre. Le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme a déclaré mardi être «alarmé [par] l’utilisation de munitions réelles [qui] aurait causé un nombre important de décès dans tout le pays», parlant de «dizaines» de victimes. Amnesty International évoque un bilan bien plus lourd, «au moins 106 manifestants tués dans 21 villes». Beaucoup se seraient fait tirer dessus, notamment par des snipers, affirme l’organisation de défense des droits humains. A Téhéran, une source indique que de nombreux policiers ont aussi été touchés, blessés par des coups de couteau. La capitale est désormais quadrillée par les forces de l’ordre.