La Turquie minimise l’impact des sanctions américaines

mis à jour le Jeudi 17 decembre 2020 à 17h39

lemonde.fr | Par Marie Jégo(Istanbul, correspondante) et Gilles Paris(Washington, correspondant) | 17/12/2020

Washington a limité à la direction des industries turques de la défense ses représailles à l’achat d’armement russe

La Turquie ne craint pas les sanctions « injustes » qui lui sont infligées par les Etats-Unis pour l’achat à la Russie – l’adversaire numéro un de l’Alliance atlantique dont Ankara est membre – du système antimissile S-400. La présidence turque y voit des avantages, notamment des perspectives de coopération « avec d’autres pays », comme l’a souligné, mardi 15 décembre, Ibrahim Kalin, le porte-parole du président Recep Tayyip Erdogan.

La menace des sanctions planait sur la Turquie depuis juillet 2019, lorsque les S-400 ont été livrés par Moscou. Pilier oriental de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a jeté un froid parmi ses alliés en achetant à la Russie les S-400, conçus à l’origine pour détecter et détruire les avions de l’Alliance.

« L’essor de l’industrie de défense nationale sera peut-être même plus rapide. Ces sanctions sont à la fois un catalyseur et un avertissement », a estimé pour sa part Ismaïl Demir, le chef de la direction des industries turques de la défense (SSB). SSB est pourtant la seule entité concernée par les sanctions annoncées lundi par Washington. Celles-ci prévoient l’interdiction de toutes les licences d’exportation et de tous les prêts susceptibles d’être accordés à l’agence, ainsi que le gel des éventuels avoirs de son numéro un, Ismaïl Demir, et de trois de ses collaborateurs, désormais interdits de séjour aux Etats-Unis. Cette agence gouvernementale joue un rôle crucial pour l’achat d’armements, l’acquisition des licences d’exportation, les coopérations industrielles et le développement de l’industrie de défense nationale.

Le Pentagone craint notamment que les antimissiles russes S-400, dotés d’un puissant radar, ne parviennent à déchiffrer les secrets technologiques des F-35, les chasseurs furtifs américains de dernière génération. Pour cette raison, Washington a suspendu la participation turque au programme de fabrication des F-35 juste après la livraison des premiers S-400.

Non concernés par les sanctions

Cette mesure de rétorsion mise à part, le président américain, Donald Trump, a ensuite tout fait pour retarder la mise en œuvre des sanctions, cherchant à épargner son homologue turc dont il disait être « un fan ». L’élection de Joe Biden à la présidence a changé la donne. Le budget américain de la défense pour 2021, qui doit être voté avant le 31 décembre, contient une disposition législative obligeant la Maison Blanche à sanctionner Ankara pour l’achat des systèmes russes.

C’est la première fois que ce type de mesures, prévues par la loi américaine et « visant à contenir les ennemis de l’Amérique par des sanctions », est utilisé contre un membre de l’OTAN. La loi prévoit notamment des sanctions dès lors qu’un pays conclut une « transaction significative » avec le secteur de l’armement russe.

Elle offrait à Donald Trump un large éventail de sanctions, mais son administration s’est contentée de celles jugées parmi les moins douloureuses. L’industrie turque de défense dans son ensemble n’a pas été visée, à l’exception de SSB, l’agence de prédilection du président Erdogan, obsédé par la projection de puissance militaire de son pays sur tous les fronts, en Libye, en Syrie, dans le nord de l’Irak, en Méditerranée et dans le sud du Caucase (Haut-Karabakh).

SSB, qui gère chaque année environ 2 milliards de dollars de contrats avec des entreprises américaines, va pouvoir continuer ses activités dans la mesure où les licences et les contrats en cours ne sont pas concernés par les sanctions. En revanche, l’octroi de nouvelles licences ou l’extension de celles qui ont expiré ne sera pas possible. « Nous ne serons pas dans une position difficile, a fanfaronné son chef, Ismaïl Demir. Cela fait un certain temps déjà que les Etats-Unis ne nous fournissent pas ce que nous leur demandons. C’est juste devenu officiel. »

Ankara estime qu’il lui sera facile de produire localement les pièces et les technologies que les Américains lui refusent. Le gouvernement turc assure ainsi que 70 % de ses besoins en matière de défense sont assurés.

La Turquie relativement épargnée

En réalité, la Turquie est largement dépendante de la technologie de ses alliés de l’OTAN pour ses grands projets, ses nouvelles frégates, ses avions de combat Hurjet, son futur avion de chasse TFX, son char de nouvelle génération Altay. Trouver de nouveaux partenaires ne sera pas chose aisée car SSB est entrée dans la catégorie des entreprises sanctionnées. La coopération de l’industrie de défense turque avec d’autres pays, hors OTAN, en l’occurrence la Russie, risque elle aussi d’être compromise par la perspective d’autres sanctions, peut-être plus lourdes.

A travers les mesures annoncées lundi, Washington visait aussi la Russie. L’achat des S-400 « fournit des revenus substantiels au secteur de la défense russe, ainsi que l’accès de la Russie aux forces armées turques et à l’industrie de défense », a expliqué le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo. Moscou a compris le message, à en juger par la vive réaction du ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, prompt à critiquer « l’attitude arrogante » des Etats-Unis.

La Turquie est cependant relativement épargnée. Christopher Ford, le secrétaire d’Etat adjoint chargé de la sécurité internationale et de la prolifération, a d’ailleurs eu un discours d’ouverture, lundi. « Nous regrettons beaucoup que cela ait été nécessaire et nous espérons vivement que la Turquie travaillera avec nous pour résoudre le problème du S-400 le plus rapidement possible », a-t-il assuré tout en espérant que les sanctions auront un effet dissuasif sur « les autres pays du monde » susceptibles d’acheter du matériel militaire russe.