N'abandonnez pas les Kurdes de Syrie : la lettre ouverte d'une combattante à Brigitte Macron

mis à jour le Mercredi 17 mars 2021 à 13h43

Marianne.net | Par Magazine Marianne 

Française et ancienne réserviste de l’armée de terre, Kéwé Tekochine est partie combattre Daech en Syrie aux côtés des Kurdes. Elle écrit aujourd'hui à la femme du chef de l'État pour alerter sur le sort de ses sœurs d'armes. 

« Face à Daesh, ils ont payé le prix du sang et la France n'abandonnera jamais ses alliés kurdes. » François Hollande s'y était engagé et, longtemps, Emmanuel Macron a honoré la promesse faisant fi des conseils de certains diplomates lui suggérant de tourner la page. Une poignée de Français, anciens militaires ou simples citoyens, ont eux rejoint physiquement les combattants kurdes de Syrie. Des hommes pour l'essentiel et quelques femmes aussi.

Celle qui s'adresse aujourd'hui à l'épouse du président du chef de l’État, et que nous avions rencontrée la veille de son départ en Syrie, n'est ni une tête brûlée, ni une idéaliste ignorante des réalités de la géopolitique et des contraintes de la diplomatie. Abandonner les Kurdes, explique-t-elle à l'instar de tous ceux connaissant la région, ne serait pas seulement une faute morale mais l'assurance de voir des filières djihadistes se reconstituer. Avec la bénédiction d'Erdogan…

> Lettre ouverte à Madame Brigitte Macron à propos des combattantes Kurdes de Syrie

Madame,
Française de trente ans et ancienne réserviste de l’armée de terre, issue d’une famille de marins et de soldats, je suis partie en 2019 dans ce qu’on appelait alors la Fédération Démocratique du nord de la Syrie pour y intégrer un bataillon des unités féminines kurdes du YPJ. J’y suis allée au titre de combattante à part entière, mais aussi pour écrire un livre sur ces femmes que j’admire.

Sans doute les connaissez-vous déjà. Là-bas, on les appelle yapajas et elles m’ont donné comme nom de guerre Kéwé Tekochine. Pendant des années, elles et leurs camarades masculins du YPG ont lutté avec un courage, une volonté et une résilience extraordinaires contre l’islamisme radical. À l’idéologie totalitaire de Daesh, elles ont opposé un projet fondé sur quatre piliers principaux : démocratie, laïcité, écologie et féminisme. Ainsi au début de l’année 2019 leurs troupes, qui appartiennent aux Forces Démocratiques Syriennes (FDS), sont-elles parvenues à éliminer le califat de Daesh, avec l’appui de la coalition internationale dont la France faisait partie.

Cette victoire, vous le savez, les Kurdes, les Arabes et les Chrétiens du nord de la Syrie l’ont payée au prix du sang : 36 000 tués et blessés - des filles et des garçons âgés de moins de trente ans pour la plupart. Mais cette victoire est déjà bien lointaine pour nos sœurs et frères d’armes kurdes. Elle est amère puisqu’elle n’a pas empêché qu’en octobre 2019 le président de la Turquie Recep Tayyip Erdogan envahisse leur territoire, lâchant sur les populations une soldatesque d’une cruauté inimaginable – cruauté qu’elle a notamment exercée sur une femme dont vous connaissez certainement le nom : Evrin Khalef., l’une des femmes politiques kurdes les plus prometteuses.

"En laissant l’islamisme radical proliférer là-bas, nous sommes assurés de voir recommencer un jour l’horreur que nous avons connue au Bataclan."

Face à la deuxième plus importante armée de l’Otan, sans aucun appui occidental, les FDS ne pouvaient faire le poids : elles ont sauvé quelques bastions, mais ont vu réduit à néant leur espoir de créer un territoire de droits et de liberté dans cette partie de la Syrie. Pourtant, elles seules étaient parvenues à faire reculer l’idéologie mortifère qui, depuis, revient en force dans le nord de la Syrie : tentaculaire et protéiforme, elle n’avance plus sous la seule bannière de Daesh mais se cache désormais derrière le nom d’Armée nationale syrienne. Le fait qu’aucun attentat de grande ampleur n’ait eu lieu en France depuis que Raqqa a été reconquise ne tient pas du hasard : c’est depuis cette ville qu’avaient été fomentés les attentats du 13 novembre 2015. En laissant l’islamisme radical proliférer là-bas, nous sommes assurés de voir recommencer un jour l’horreur que nous avons connue au Bataclan.

Au début du mois de décembre, j’ai appris de mes amis kurdes que votre mari, le Président de la République, avait accepté de recevoir prochainement une délégation de hauts dirigeantes et dirigeants des FDS. Heval Tûlin, la commandante en chef des unités féminines kurdes, devait notamment en être. Ce geste donnait espoir à ces femmes et ces hommes qui, s’ils se sont d’abord battus pour leur liberté, ont aussi combattu notre ennemi commun parce que nous partageons les mêmes valeurs. Ainsi notre responsabilité vis-à-vis d’eux est-elle à la fois politique et morale. Malheureusement, je viens d’apprendre que cette rencontre a été repoussée – peut-être annulée – sur les conseils de nos diplomates.

Par cette lettre, je me permets de solliciter votre appui public afin que vous plaidiez auprès de votre mari, le Président Emmanuel Macron, en faveur de la réception de cette délégation – qu’il avait déjà reçue en 2018 et en 2019. C’est extrêmement important. Si cela est impossible, je veux croire que vous accepterez en échange de recevoir vous-même les personnalités féminines de cette délégation : vous sachant particulièrement concernée par la lutte contre toute forme de violence faite aux femmes, je suis certaine que vous saurez reconnaître les mérites de celles qui ont porté le plus grand mouvement féministe que le monde ait connu ces dernières décennies ; un mouvement qui a tout fait pour rompre cette règle implacable qui veut que, dans les régions où elles vivent, le fait de naître femme soit une malédiction. Un mouvement dont il serait tragique que, d’ici quelques années, nous l’évoquions au passé.

Je vous remercie, Madame, de l’attention que vous voudrez bien porter à mon message

Respectueusement

Kéwé Tekochine (Perdrix Combat)