Quelques mois avant le Bataclan, le jeu trouble des services turcs avec Daech

mis à jour le Vendredi 28 juillet 2023 à 15h46

Canard Enchanée | Jérôme CANARD

Exemple pittoresque entre autres : la livraison à l'Etat islamique, en 2015, d'explosifs cachés dans une cargaison d'oignons...

NOMMÉ EN JUIN, ce nouveau venu ne va pas tarder à fouler le tapis rouge de l'Elysée : Hakan Fidan, le tout frais ministre turc des Affaires étrangères, évoquera avec Macron les dossiers chauds qui mobilisent les deux Etats : migrants, Ukraine, Libye, Syrie, Iran, Caucase et, bien sûr, lutte contre le terrorisme islamiste.

Ça tombe à pic : « Le Canard » a Justement mis la palme sur un document judiciaire Jetant une troublante lumière sur la façon dont Fidan s'en occupait durant la période 2010-2023, alors qu'il dfrigeait les services secrets turcs (le MIT) ...

Les faits remontent à septembre 2015. Neuf Turscs roulent sur la route reliant le sud de la Turquie à la frontière syrienne, dans un camion qui transporte ... des oignons. Juste avant Je poste de douane de Sanliurfa, des policiers les arrêtent pour contrôler le chargement. L'un d'eux soulève deux trois sacs et trouve, cachées dessous, d'autres gourmandises : pas moins de 6,5 tonnes de cordons détonants remplis de tétranitrate un explosif utilisé par Daech pour faire sauter des voitures et des hommes en Syrie !

Les maraîchers ont été condamnés en Turquie le 27 mai 2023 -les peines, pow· certa:ins, s'étalant de 12 à 21 ans de prison. Motif ? « Fourniture d'armes à une organisation terroriste armée. » Si aucun média français n'a parlé de ce procès, il vaut pourtant son pesant de dynamite. Car les aveux qui y ont été entendus éclairent comme rarement le double jeu que joue la Turquie avec les milices djibadistes.

Deux des accusés ont raconté comment ils avaient vécu leur entretien d'embauche, au mois de mai 2015. C'était dans un café d'Ankara, fréquenté par des huiles du régime: l'Angora Assis à une table, trois recruteurs leur ont détaillé la mission : « Amener à la frontière le camion et sa cargaison, qui sera livrée ensuite à l'Etat islamique. » Une banale histoire de vente d'armes à Daech ? Pas vraiment.

Des grenades sous les oignons

Ces trois contacts des marchands d'oignons, en effet, affichent un drôle de pedigree. Le premier (Günes, 38 ans) est un ancien lieutenant de l'armée turque. Le deuxième (Bozkir 49 ans) est un ex-capitaine des forces spéciales. Quant au troisième, un agent de la municipalité d'Ankara nommé Oktar, au moins trois accusés le désignent conime étant en réalité un officier(« lieutenant») du MIT.

Ces états de service, a expliqué l'un des routiers, les ont mis en confiance ! « Quand on m'a assuré que la République turque était derrière l'opération (... ), j'ai accepté immédiatement. » L'enquête du procureur n'a pas répondu à cette question brûlante : pourquoi l'Etat turc, membre officiel de la coalition anti-Daech, livrerait-il des armes (et des oignons) à l'Etat islamique? Pas si incompréhensible que ça, quand on observe les jeux subtils de la géopolitique locale.

En ces années 2012-2015, le président Erdogan rêve de renverser Bachar El Assad et d'instaurer en Syrie un régime islamique ami des Turcs. Pour cela, il fait appel à son homme des missions difficiles, son « gardien des secrets de l'Etat » comme il l'appelle : Hakan Fidan, auquel il a confié, en 2010, la direction du MIT.

Des agents de Fidan commencent à armer secrètement des milices sunnites turkmènes et arabes combattant en Syrie. Un chercheur spécialiste de la Turquie confie « Les services de renseignement· 'français, britannique et américain, présents aux frontières et qui soutiennent la coàJitidn anti-Bachar, étaient vraisemblablement au courant de ces livraisons ». Sans se montrer, toutefois, aussi actifs que leurs collègues d'Ankara...

En mai 2015, par exemple, lè journaliste turc Can Dündar révèle l'existence d'une vidéo montrant la fouille, par des gendarmes, d'un camion plein d'obus et de grenades que des barbouzes du MIT emmenaient vers la frontière syrienne (« Cumhuriyet », 29/5/15).

Quatre ans plus tard, un média turc exilé à Stockholm (Nordic Monitor, 14/1/2019) publie photos et mémos top secrets du MIT prouvant que, le 9 janvier 2014, d'autres espions de Fidan ont conduit deux gros bus blancs de l'autre côté de la frontière syrienne. A l'intérieur, 72 miliciens islamistes « sales et barbus», selon les trois chauffeurs, accompagnés de 40 caisses de munitions pour mitrailleuses. Les mêmes chauffeurs ont ensuite affirmé, devant un procureur, que le drapeau noir de l'Etat islamique flottait au sommet du bâtiment devant lequel ils avaient déposé les miliciens ...

Les révélations du repenti

Nouvelle révélation, il y a trois ans, avec Nuri Bozkir, l'un des recruteurs et cerveaux du transport des oignons explosifs : après la capture du camion, à la frontière, le MIT l'a aidé à fuir en Ukraine afin qu'il échappe à l'enquête judiciaire. Soudain, il s'est senti lâché par les autorités turques (pour une autre affaire criminelle) et a décidé de sortir dans un média ukrainien (Strana, 24/11/2020) les photos et les vidéos de 49 cargaisons d'armes qu'il avait achetées puis acheminées illégalement vers les rebelles syriens de 2012 à 2015, mais aussi vers Daech. « Tout était organisé par le MIT», assurait le trafiquant. Un proche de Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur au moment de l'affaire des oignons, avance une autre explication à ce type d'opérations. La puissance du PKK, le parti autonomiste kurde présent en Syrie, obsède le régime turc : « Daech est l'un des grands ennemi.s des Kurdes, d'où les efforts des services secrets pour l'armer. »

En 2014, Cazeneuve atterrit à Ankara pour discuter de terrorisme avec Erdogan et s'offre un rendez-vous secret d'une heure avec Hakan Fidan («Le Monde » 26/9/14). On sait, depuis, que l'espion turc a promis au Français d'épauler son combat contre Daech en lui refilant des infos sur des djihadistes susceptibles de passer les frontières pour venir se faire sauter à Paris.

Quel cachottier ! Sa promesse encore chaude, le chef du MIT laissera ses espions livrer oignons et explosifs à l'Etat islamique. Au sein de ce dernier, de jeunes kamikazes sont équipés en cartouches et ceintures d'explosifs pour perpétrer le carnage du Bataclan, du Stade de France et des terrasses parisiennes. Paris ignorait-il ce double jeu ? Bernard Cazeneuve n'a pas souhaité répondre. Sept mois après le Bataclan, en tout cas, la page Facebook du gouvernement carillonnait en lettres bleu-blanc-rouge : « La France et la Turquie unies contre le terrorisme »

Il y deux mois, Hakan Fidan a donc été nommé par Erdogan chef de la diplomatie. Et c'est son homologue française, Catherine Colonna, qui en parle le mieux.: « Félicitations lt Hakan Fidan pour sa nomination», claironne-t-elle sur Twitter, le 3 juin. Elle ajoute, pleine d'optimisme : « A très vite pour pour suivre la coopération franco-turque : paix et stabilité régionale ... » A en juger par le passé, ça promet d'être une authentique et honnête coopération. Aux petits oignons !

https://www.institutkurde.org/info/images/l/actualite_2606.jpg L'ambassade se rebille

CONTACTÉ par« Le Canard », AU Onaner, ambassadeur de Turquie à Paris, a apporté les précisions suivantes :

« Ce qui est arrivé le 8 septembre 2015 n'étaît pas une opération de police contre une action non autorisée des
services de renseignement, mais une tentative d'individus infiltrés dans la police et dans le ministère de la Justice (dont le lien à l'organisation terroriste guleniste Feto a été établi) visant à essayer de nuire à l'image
des services turcs et [à] leurs efforts dans la lutte contre le terrorisme.»

Les « gulenistes » sont un mouvement d'opposition à Erdogan. Naguère soutiens du régime, ses membres sont désormais pourchassés et massivement emprisonnés. Et l'ambassadeur d'ajouter: « Les accusations visant à insinuer que les services turcs auraient livré des équipements au groupe terroriste Daech n'ont aucun fondement.

Les aides fournies par la Turquie aux représentants légitimes de I' opposition syrienne avaient les
mêmes destinataires que les aides fournies à ce moment par la DGSE. »

Une affirmation que, bien sûr, les services français ne reprennent pas à leur compte. Et qui n'invalide pas les informations apportées par la justice et par divers médias turcs.